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« Black Mirror » : c’est maintenant !

La comparution de Mark Zuckerberg devant le Congrès américain pose autant des questions sur la sécurité de nos données que sur notre fascination envers la technologie. Avons-nous été dupes face aux prouesses des entrepreneurs de la Sillicon Valley ? Ces Apôtres du numérique qui nous promettent à longueur de journée un monde meilleur, pour autant que nous n’oublions pas de passer devant les nouveaux confessionnaux que sont les réseaux sociaux, et que nous donnions toutes nos données au Dieu internet ? L’affaire Cambridge Technologie semble marquer une nouvelle étape. Et après la vague des Évangélisateurs et des Digitalisateurs, voici que la société civile réclame enfin des Législateurs.

Sociologue à l’UNIL et l’ETHZ, spécialisée dans le domaine du numérique, Anna Jobin poursuit, depuis deux ans, ses recherches dans des universités américaines. Elle est la personne idéale pour nous aider à comprendre les mécanismes de cette fascination désormais planétaire.

Voici 16 ans que Facebook a été créé, 20 ans que Google existe et 29 ans que le système d’hypertexte (World Wide Web) a été imaginé. Pourquoi les sciences sociales ont-elles pris tellement de temps à s’intéresser à l’impact de la révolution numérique ?
Le premier article académique qui thématise l’importance des dimensions sociales et politiques des moteurs de recherche web, écrit par un sociologue et une philosophe, date de 1999. L’association internationale des « Internet Researchers », qui est interdisciplinaire et réunit principalement les chercheurs en humanités et sciences sociales, a été fondée la même année. Et ce ne sont que deux exemples parmi d’autres. En guise de provocation, je retournerais donc la question, en demandant pourquoi les grands acteurs de la révolution numérique et certains médias ont mis si longtemps à s’intéresser aux travaux des sciences sociales.

Quels sont les thèmes qui intéressent le plus les sociologues ?
Les sociologues se sont toujours intéressés au comment et pourquoi du vivre ensemble à toutes les échelles, ce qui multiplie les sujets et approches. Le web et les réseaux sociaux invitent notamment à s’interroger sur l’articulation des dynamiques entre individus, institutions, et information, et leurs potentiels chamboulements liés aux particularités de ces technologies. Un thème parmi d’autres : quels sont la place et le rôle des médias dits traditionnels dans l’écosystème numérique où cohabitent l’information gratuite et les « fake news » ? C’est un sujet politique si l’on considère le journalisme indépendant comme l’un des fondements de notre système démocratique.

La manipulation politique n’est pourtant pas née avec l’ère de l’Internet…
En effet, les phénomènes que nous observons s’inscrivent dans une continuité, mais les technologies changent parfois la donne. Les réseaux sociaux notamment transforment la question de la manipulation en une question de transparence et de responsabilités. Pourquoi ? Parce que les outils et infrastructures numériques rendent possible à la fois une visibilité accrue et un micro-ciblage invisible, et ce à des échelles jusqu’à présent inimaginables.

En quoi est-ce plus grave ?
C’est surtout plus compliqué car le problème est systémique. Le modèle d’affaires des social media, combiné à une évaluation automatisée des contenus d’après des métriques telles que « l’engagement », incite à produire des contenus médiatiques de plus en plus spectaculaires. Et le cadre légal est souvent flou et inadéquat en vue de la nature et de l’échelle de ces nouveaux moyens de communication. La réglementation de l’Union Européenne (GPDR) représente un premier pas. Mais il reste difficile de cadrer les activités de ces entreprises qui, pour certaines, sont désormais plus puissantes que bien des États, à la différence près que des mécanismes pour une participation véritable à leur gouvernance font cruellement défaut. On perçoit ce décalage dans les déclarations de Mark Zuckerberg qui continue à prétendre que son entreprise œuvre pour le bien commun. Il le pense vraiment et se sent dans son bon droit car le consentement des utilisateurs le délivre à ses yeux de toute responsabilité. Sauf qu’en absence d’une alternative, ce consentement n’en est pas vraiment un.

Est-ce à dire qu’il est un apprenti sorcier ou un menteur invétéré ?
Ha. Je le qualifierais surtout de techno-fondamentaliste, qui croit que la technologie existe en dehors de toute dynamique sociale, tout en étant convaincu que lui seul sait comment l’utiliser pour rendre le monde meilleur. Et certains semblent d’accord avec cette vision, car à la fin de ses auditions force est de constater qu’il est devenu un homme encore plus riche, la cote des actions de Facebook ayant continué à progresser en bourse.

Si l’on compte en années web, l’étape des réseaux sociaux semble presque représenter le Jurassique. Le fameux « What’s Next » sera fait de robots et d’assistants personnels. Est-ce plus dangereux ?
On revient à la même question de départ : quelle est l’intentionnalité de ces entreprises technologiques ? Ces assistants personnels, dont la première fonction serait de nous rendre service, ont également la capacité de nous surveiller. Une surveillance commerciale qui peut aboutir à toutes les dérives si elle ne respecte pas certaines règles. Je conseille d’ailleurs de s’intéresser de plus près au dépôt de brevet des géants du Net pour comprendre leurs intérêts.

Ce capitalisme sauvage va-t-il redevenir la norme ?
Ne l’est-il pas déjà ? La soi-disant « nouvelle économie de partage » est aujourd’hui vue pour ce qu’elle est, un morcèlement des tâches et des propriétés où le principal gagnant n’est autre que la plateforme elle-même.

Cette nouvelle économie semble pourtant être le moteur d’un nouvel essor, soutenu par la création de nouvelles entreprises. Il pleut des startups… comment pourrait-on vivre la fin du capitalisme ?
Je propose d’observer de plus près la structure du marché : on y constate une tendance à la consolidation, verticale tout autant qu’horizontale. Les nouveaux entrants sont soit dépendants des grandes entreprises, soit se font racheter par les géants, voire les deux.

La Net économie repose sur la collection de datas et leur analyse. Va-t-on vers un monde à la Black Mirror où on ne pourra avoir accès à certains biens qu’en fonction de notre notation ?
Nous y sommes déjà. Le cas le plus médiatisé est probablement celui de la Chine, où un mauvais « score social » vous empêche de prendre le train. Chez nous aussi, l’accès aux biens et aux services est stratifié selon certains critères d’évaluation. Il n’a pas fallu attendre la numérisation pour cela, mais ce qui change la donne est le fait que l’évaluation se fasse désormais d’après des critères invisibles, de manière automatisée et, souvent, en l’absence d’une voie de recours.

Les problèmes de Facebook en ont refroidi plus d’un. On parle désormais de « social cooling ». Peut-on imaginer que le phénomène réseaux sociaux prenne fin ? Si non, comment expliquer notre fascination à nous montrer et à suivre la vie de nos « amis » ?
L’envie de communiquer est bien humaine, mais sur Facebook celle-ci est canalisée selon des critères de rentabilité. Facebook a continuellement bougé la visibilité « par défaut » vers le moins restrictif, tout en optimisant sa plateforme pour que nous y restions le plus longtemps en interagissant le plus souvent avec les contenus. Ce « chilling effect », qui décrit le phénomène de manière plus globale, est alors une conséquence naturelle de cette énorme asymétrie quant à la propriété et l’exploitation de nos traces numériques.

La dictature du paraître précédait celle de la transparence. Mais peut-on évoluer dans un environnement sans vie privée ?
La vie privée existera toujours, mais elle n’est pas accessible de la même manière pour tout le monde. Aujourd’hui déjà, certains professionnels ne peuvent pas se permettre de ne pas avoir un site web ou un profil LinkedIn. Et dans certaines parties du monde, Internet c’est Facebook. Donc on voit bien que la possibilité d’échapper à la surveillance n’est pas la même pour tous.

Quel regard jetteront les chercheurs lorsqu’ils analyseront cette époque ?
Il y aura sûrement une multitude d’approches et de conclusions complémentaires. Comme si souvent, le passé risque de nous paraître évident et inévitable, alors que les dynamiques sont infiniment complexes.

Victoria Marchand

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